C’était la dernière nuit à Bhelsheved. Dans l’après-midi brillante, les prêtres et les prêtresses sublimes avaient émergé du sanctuaire et se déplaçaient dans les camps, répandaient des produits aromatiques, des paillettes et des pétales, et bénissaient les foules. Mais les hymnes qu’ils chantaient avaient désormais une qualité un peu molle. Il arriva qu’un homme crache en expliquant rapidement que les flammes sacrées l’avaient fait s’étouffer. Il arriva qu’une jeune fille détourne le regard en mettant en pièces la fleur sainte qui était tombée dans sa main.
Les prêtres le remarquèrent-ils ? Non, semblait-il. Ils flottaient dans leurs vêtements arachnéens, leur chevelure diaphane semblable à la ferronnerie ensorcelée des Drin, ces artisans inférieurs et presque obscènes, mais habiles, de la Ville des Démons... Mais qui oserait comparer les tresses des serviteurs du ciel à ce genre d’objets ? Çà et là, quelques-uns le faisaient.
Lorsque les prêtres battirent en retraite dans leur forteresse, leur virginal sanctuaire froid et isolé, que le commun, vil et grossier, ne pouvait habiter mais uniquement visiter avec humilité, le soleil abandonna aussi la scène.
L’œil doré du jour referma sa paupière noire et ce fut la nuit.
Bientôt, un vacarme terrible éclata. La nouvelle se répandit comme des sauterelles sur les campements.
— Une bande de cambrioleurs a volé la Relique Magique qui devait être décernée au plus méritant d’entre nous, le gagnant ayant été choisi par vote populaire.
— Sacrilège ! Dans quelle direction se sont enfuis ces scélérats ?
— Vers l’est. Lançons-nous à leur poursuite !
Voilà qui était étrange. Chaque année, cette fabuleuse babiole avait été décernée. Ce n’était rien moins qu’un os enchâssé dans de l’or, censé avoir appartenu au squelette de la vertueuse reine de Nemdur, elle qui avait imploré le pardon des dieux et avait pu échapper à Babhelu. Au moment même où la dernière goutte de soleil était essuyée à l’ouest, deux ou trois personnages semblables à des ombres avaient été aperçus, filant légers comme l’air dans le voisinage du pavillon qui contenait la Relique. Des témoins dignes de foi en déduisirent qu’ils avaient aperçu l’os doré en train de passer en étincelant entre les mains minces et pâles des voleurs. Les témoins avaient eu une curieuse idée : les voleurs s’étaient ri d’eux et les avaient même insultés, sans émettre le moindre son d’ailleurs. Quoi qu’il en fût, les brigands avaient décampé vers l’est et, mystérieusement, avaient laissé derrière eux des traces bien nettes... non pas des pas, mais plutôt la piste laissée par un seul serpent énorme. Il était possible qu’il s’agît des marques que les longues capes avaient faites tandis que s’enfuyaient leurs propriétaires.
La poursuite débuta par ruisselets et se transforma en un fleuve d’individus se déversant hors des camps, lampes et torches à la main. Un peu comme la joyeuse arrivée à Bhelsheved. Pas tout à fait.
Sur les sables crépusculaires, bleuis par la couleur de plus en plus sombre du ciel, les foules, des milliers et des milliers de personnes, presque tous ceux qui étaient venus à Bhelsheved, jurant et hurlant, se précipitèrent vers l’est. L’on peut concevoir que c’était là une regrettable direction, car c’était à l’est que la Tour blasphématoire de Nemdur avait été érigée, alors que Sheve n’était qu’une ville.
Cette idée dut leur traverser l’esprit, car, alors qu’ils continuaient leur course, tous ces gens eurent l’impression d’apercevoir le terrible blasphème de la Tour s’élevant de nouveau de la plaine désertique.
La Tour s’était trouvée à sept milles à l’est de Sheve et elle était faite de briques jaunes. À sept milles de Bhelsheved, la seconde tour (s’il s’agissait d’autre chose que d’une configuration bizarre de nuages) était noire. Une ombre, alors, de Babhelu. Un fantôme, peut-être ? Car s’il se peut que des fantômes humains arpentent la terre, pourquoi le fantôme d’un bâtiment ne pourrait-il reparaître ?
La masse se rapprocha de plus en plus, nuage, ou montagne, ou fantôme, ou tour. Une heure, ou moins, les gens continuèrent d’avancer, titubant désormais, les mains sur les flancs, haletant tout comme les torches. Et tous les yeux étaient fixés dessus. Et si l’un disait à un autre : « Qu’est-ce que je vois là ? », l’autre risquait de ne point répondre. Ou de répondre : « Je ne saurais dire exactement. » Ou : « Le distingues-tu également ? »
Mais, lorsqu’ils se trouvèrent à trois milles du lieu où avait été rasée Babhelu, les ténèbres complètes avaient empli les interstices entre le ciel et la terre et ce qui s’était élevé, ou non, de la terre fut dissimulé par ces ténèbres. Par endroits seulement, certaines configurations d’étoiles familières semblaient absentes, comme si une masse quelconque les occultait.
Pourtant, la mystérieuse piste serpentine continuait de sinuer. L’avant-garde de la foule, titubant de fatigue, les mains et la bouche molles, la fixait avec haine et continuait toujours d’avancer.
Deux milles plus loin, brutalement, les traces s’évaporaient.
Ils cherchèrent alentour en utilisant leurs lampes, mais ne trouvèrent aucun indice.
— Les voleurs se sont envolés dans les airs, dit l’un d’eux.
— Ou se sont enfoncés dans le sol, fit un autre.
Ces deux possibilités firent frémir bien des échines.
Puis une lampe capta un reflet à travers les dunes. Un homme partit en avant au pas de course, se pencha, se releva et poussa un cri de joie en agitant un objet au-dessus de sa tête.
— Ils ont laissé tomber la Relique ! Nous avons récupéré l’os sacré !
Le cri parcourut la foule et un nouveau tumulte s’éleva.
Au milieu de ce vacarme, une lumière apparut dans le ciel, brillante mais aussi pâle que le soleil levant, du moins leur sembla-t-il, comme si un énorme silex avait été frappé avant de s’avancer doucement d’une gigantesque chandelle noire comme la poix.
Et la chandelle s’alluma...
Des cris jaillirent de la foule, des prières, des imprécations, l’haleine âcre de la terreur.
Il y avait eu une tour, aucun doute possible, désormais, et il y avait toujours une tour. Babhelu aux étages innombrables, escalier montant vers le ciel, se perdant dans le toit lointain du ciel. Mais une Babhelu noire comme le jais, avec, sur ce jais, dix millions de lumières. Comme si son sommet avait percé les jardins des étoiles et les avait secoués pour en recouvrir la tour. Des guirlandes, des écheveaux, des filets et des colliers d’étoiles, étincelants et flamboyants, chatoyants et luisants, du vert froid de la limette, d’une pâleur tropicale d’aigue-marine, primevères métalliques et pourpres incandescentes, avec des gouttes du sang le plus pur et le plus brûlant.
La vaste foule tomba à genoux ou fit mine de s’enfuir et s’arrêta. Petit à petit, une voix après l’autre, sa clameur cessa. La beauté bizarre de la tour noire d’étoiles colorées posa sa main sur eux et les immobilisa.
Ils commencèrent alors à entendre des sons doux et séduisants qui leur parvenaient après avoir parcouru tout un mille.
Bhelsheved chantait à ses pèlerins un bourdonnement de guêpes argentées tandis qu’ils approchaient sur les routes de pierre brillante. La tour noire chantait un essaim de musiques qui se mêlaient, ne faisaient qu’une et soufflaient sur les dunes comme une brise.
Puis, avec cette musique, les arômes et les parfums commencèrent à arriver. C’étaient comme des épices, comme des fleurs, comme des vins, c’étaient comme des drogues et des choses délicieuses interdites.
La mélodie et la senteur de la tour et l’éclat de ses lampes n’étaient qu’un unique appel enchanteur.
Par petits groupes, par bataillons, la foule se releva et commença à s’avancer vers cette sorcellerie, les yeux écarquillés.
Si certains voulaient hésiter, le mouvement en avant de la presse les poussa rudement mais irrésistiblement, de telle sorte qu’ils ne purent résister. Et si certains voulaient discuter ce spectacle, la délicatesse de la musique rendit leurs paroles absurdes, le baume baigna leurs lèvres et leur langue et leur tête se balança tandis qu’ils suivaient les autres.
Au fur et à mesure qu’ils approchèrent, d’autres merveilles les accueillirent.
Sur un demi-mille, la nature du sable était modifiée. Il était devenu un champ de plantes qui recouvraient la totalité du sol, comme si chaque grain de sable s’était transformé en un être de feuilles et de pétales. Jasmins et hyacinthes fleurissaient en pleine nuit, les lis enlaçaient les roses, entrecoupés de myrtilles et de clématites. Lorsque l’on marchait dessus, ils n’étaient pas écrasés. Ils émettaient des parfums à chaque pas et se redressaient immédiatement. Des phalènes aux ailes papillonnantes semblables à des panneaux de mince cristal voletaient au-dessus de cette prairie. Des sons harmoniques et carillonnants tapageurs sortaient de leurs yeux pédonculés semblables à des étamines, donnant l’impression qu’ils n’étaient que des boîtes à musique volantes.
À un quart de mille, l’on se rendait compte qu’il régnait une folle activité sur tous les étages de la tour, beaucoup d’allées et venues, et qu’il volait autour des créatures aux vastes rémiges. À cet endroit du sol, une forêt avait aussi surgi et, tandis qu’ils avançaient, magnétisés, en direction de la tour, ils pénétrèrent dans la forêt. Les arbres étaient grands, mais sans écorce ni feuilles. Les troncs étaient en verre écarlate, en verre magenta, en verre de la teinte de l’émeraude, et éclairés de l’intérieur. Le feuillage des arbres était fait dans chaque cas d’empilements d’oiseaux phosphorescents, dont les yeux mauves clignotaient et éblouissaient et les ailes feuillues agitaient les cordes de harpes d’argent placées entre les branches, provoquant d’étranges glissandi ronronnants.
Lorsque l’on sortait de la forêt, la tour se trouvait à cent pas et, automatiquement, la foule, habituée à respecter cet espace, hésita, s’amassa sur elle-même comme l’eau derrière un barrage.
Pendant ce temps d’arrêt, ils distinguèrent les fenêtres, et les portes incalculables de l’édifice qui émettaient leurs lumières goutte à goutte. Ils virent les fontaines de liquides colorés qui descendaient les gradins en s’arrondissant. Ils virent la nature de la circulation qui volait autour de la tour. Il y avait des chevaux aussi noirs que l’encre, à la crinière et aux ailes d’un bleu laiteux, il y avait des lions aussi noirs que le charbon, à la crinière semblable aux chrysanthèmes et aux ailes semblables à des fournaises. Il y avait des dragons élancés aux écailles de bronze. Et, plus près de la terre, à peut-être douze ou quatorze pieds dans les airs, était suspendu un large tapis d’écarlate et d’argent et, sur ce tapis, clignotaient des formes blanches, comme si le vent soufflait dessus.
La tour, qui ressemblait à Babhelu, et aussi à Bhelsheved, qui en différait mais aussi les surpassait toutes deux, continuait de séduire. La foule ne tarda pas à passer par-dessus le barrage invisible et se déversa au pied de la tour, jusqu’au lieu où se dressait le premier gradin gargantuesque. Ils restèrent bouche bée à le contempler, conscients de leur péché ou de leur envoûtement, incapables de partir, voire de se repentir.
Le premier tapis passa à côté d’eux et d’autres suivirent. Il plut des glands, des soies volèrent. Des femmes blanches dansaient lentement au rythme des musiques multiples. Leur corps était tantôt masqué, tantôt révélé, à travers des rideaux de perles semblables à des cascades. Elles levaient leurs bras, qui étaient des cous de cygnes, qui étaient des serpents. Leurs membres brunis se frottaient, se caressaient. Les boucles de leurs cheveux noirs comme le raisin étaient tressées d’ornements d’argent sinueux. Leurs ongles allongés ressemblaient à des croissants de lune. Les bouts de leurs seins étaient comme des boutons de roses.
Cependant que la multitude de mortels contemplait cela, un tremblement soudain courut sur le sol.
Les gens découvrirent que le monde s’élevait dans l’atmosphère. Il y eut encore des cris, des génuflexions, mais tous étaient désormais hypnotisés. Ces protestations de terreur n’étaient plus sincères, mais une simple coutume, car avoir peur dans une telle situation faisait naturellement partie de l’étiquette humaine, c’était l’usage.
Ils comprirent soudain que les champs de fleurs, la forêt de vitrail, l’anneau d’un mille de large qui cerclait la tour et sur lequel ils se tenaient tous, n’étaient rien d’autre qu’un autre tapis volant. Un tapis doté d’un trou en son centre, à travers lequel dépassait la tour. Et ce tapis était en train de monter doucement, tranquillement, le long de la tour, comme une bague que l’on enlève d’un doigt.
Le tapis rattrapa les danseuses (bien entendu, ce n’étaient pas des femmes, mais des démones) qui se posèrent dessus. De la même manière, les bêtes volantes atterrirent parmi les fleurs en claquant des ailes. Elles broutèrent les jasmins et les asphodèles. Elles marchèrent parmi les gens, qui s’écartèrent avec des soupirs angoissés, car il s’agissait de créatures mécaniques, ou des illusions, artefacts démoniaques faits pour les rêves et que les rayons du soleil pouvaient détruire.
L’homme qui avait recouvré dans le sable la relique en os doré l’agrippait toujours lorsque l’une des bêtes, un lion, s’avança sur lui et le fixa de ses grands yeux topaze. Peut-être ce lion était-il l’un des Vazdru en personne, sous une autre forme, parce que l’animal s’adressa à l’homme avec des intonations hypnotiques.
— Cet os, dit le lion, ne provient ni du squelette de la reine noire de Nemdur ni de celui de quiconque d’important. Donne-le-moi donc. Je m’amuse à collectionner les babioles.
L’homme, frissonnant, tendit alors la relique sacrée pour laquelle il avait parcouru tant de lieues et le lion la prit entre ses mâchoires. Il y eut un craquement terrible ; des bouts d’or fin et d’ivoire brun furent recrachés sur les pattes de hyacinthe. Le lion partit alors, les yeux fermés comme s’il était écœuré. C’était probablement un démon, effectivement, car le contact de l’or, qui rappelait le soleil aux Vazdru comme aux Eshva, les emplissait d’allergie. Seuls les Drin parvenaient parfois à le travailler, car ils étaient moins sensibles que les aristocrates de Druhim Vanashta. (L’écœurement, sans nul doute, expliquait la façon dont les Eshva qui l’avaient volé se l’étaient passé sans arrêt, chacun prenant une part d’inconfort dû à l’or pour épargner ses compagnons.)
L’anneau du tapis continuait cependant de monter. De la même manière que, jadis, la cour de Nemdur avait escaladé les interminables escaliers en une course folle, les gens étaient désormais emportés vers l’étage le plus élevé.
Il est certain qu’ils continuèrent comme d’habitude d’exprimer poliment leur inquiétude. Si cette œuvre nocturne, cette tour, était aussi haute que Babhelu, se pouvait-il qu’elle irritât également les dieux, qui allaient donc les faire basculer à terre ? Pourtant, il était en eux quelque chose, un vague souvenir inscrit dans les cellules de la race, qui comprenait que même les dieux ne pouvaient renverser le pouvoir d’Ajrarn, ou, s’ils s’en croyaient capables, ils n’avaient jamais songé le tenter.
Les gens se rendirent-ils compte alors qu’ils se dirigeaient vers cette présence, la présence d’un Ajrarn sans masque, un Ajrarn dans l’aura totale de sa dignité de prince ? Lequel, leur avait-on toujours dit, était hideux et déformé, vil par son apparence comme par ses actes ?
Peut-être ces panoramas, ces harmonies, ces fumées de drogues leur avaient-ils déjà appris que le mal n’avait pas toujours une forme laide.
Le tapis continuait de monter. Il traversa les fontaines qui ne semblaient pas produire de fluide mais une combustion sans chaleur. Il dépassa les fenêtres aux couleurs somptueuses, derrière lesquelles évoluaient des puzzles exotiques d’activités, jamais complètement distingués ni explicables. Il dépassa des fêtards aux cheveux noirs qui dansaient ou s’enlaçaient, ou se penchaient languidement aux balcons.
Ils furent soudain au dernier étage. C’était une boîte sans lumière cerclée de portes en laque noire. Les étoiles étaient si proches qu’on eût dit que l’on pourrait les blesser d’un coup de lance, pourtant leur éclat soyeux n’adoucissait pas ce sommet nocturne, et la lune était ancienne.
Or le gradin supérieur, comme celui du modèle original de Nemdur, était le plus petit de tous, comme il était normal. Il est vrai qu’il s’agissait d’un édifice massif, mais malgré tout il n’était pas suffisant pour accueillir plusieurs milliers de personnes d’un seul coup. En conséquence, ce qui se produisit ensuite n’était peut-être qu’une illusion. A moins qu’Ajrarn, Maître de la Nuit et de bien davantage, n’eût percé un chemin dans une seconde dimension, en ce lieu, peut-être, que l’on appelait parfois l’Autre-Terre. Ici (ou là), il put distraire toute cette multitude.
Mais, quoi qu’il fît, voici ce qui sembla se passer et que rapporta tout homme, toute femme ou tout enfant monté cette nuit-là sur la tour noire dans le ciel.
La musique enchanteresse cessa d’un seul coup et l’on n’entendit plus que les vents qui jouaient autour de la cime de la tour. Toutes les portes en laque s’ouvrirent brutalement et, un par un, comme s’ils avaient reçu des instructions préalables, les milliers de gens les franchirent.
L’intérieur de l’étage supérieur n’était que ciel nocturne. Une sphère de noir sans limites, saupoudrée d’étoiles et de voiles stellaires sur lesquels, de temps à autre, une comète ou une météorite déroulait ses rubans, ou à travers lesquels un corps cosmique tombait comme une grande pièce de monnaie. En fait, certains enfants tendirent la main et s’emparèrent des produits de cette grêle astrale. Chacun d’eux raconta par la suite qu’il avait attrapé et gardé un moment une étoile de la taille d’une grosse pièce d’argent, qui ne pesait pas plus qu’une petite pierre. Mais l’étoile était brûlante et les enfants virent à sa lumière le vin rouge dans leurs mains ; s’ils ne ressentirent aucune douleur, des cloques apparurent dans les paumes et ils lâchèrent prudemment l’étoile qui retomba, passa sous leurs pieds et descendit jusqu’à se perdre dans la nuit. Une fillette prétendit également avoir attrapé une étoile par ses racines à l’air libre, le point où elle s’était séparée de son arbre ou de sa liane d’origine. Mais elle aussi la relâcha lorsqu’elle sentit son visage se rider comme sous l’effet d’une trop longue exposition au soleil. Tous s’accordèrent pour admettre qu’ils ne reposaient sur rien, car tous ces débris célestes leur étaient passés à côté avant de tomber plus bas. Pourtant, mystérieusement, ils n’éprouvaient aucune peur et l’air sur lequel ils se tenaient semblait aussi solide qu’un plancher. De toute façon, ils se savaient bien plus haut dans l’éther que le sommet de la tour et, par suite, plus proches des dieux. Il n’en reste pas moins qu’ils ne virent pas les dieux, ni leurs petits cousins, les élémentaires du ciel supérieur.
Le plus étrange, peut-être, fut que, comme chacun pénétrait dans ce royaume d’espace sauvage, il se retrouva seul, ou c’est du moins l’impression qu’il ressentit. Mais toujours aucune panique.
Puis ils ne furent plus seuls. Quelqu’un d’autre se trouvait en leur compagnie.
Initialement, on eût dit la silhouette d’un homme qui s’approchait d’eux en marchant sur le plancher sans planches de la nuit. Presque tous reconnurent le conteur bizarre, celui qui avait une cape aux ailes d’aigle, car presque tous avaient vu cet homme au cours du voyage qui les avait conduits à Bhelsheved.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois ou quatre pieds, l’homme s’arrêta, emmitouflé dans sa cape. L’espace d’un battement de cœur, il resta ainsi.
Puis...
Un vent d’encre se leva, dissimula les étoiles, tourbillonna et devint une colonne de fumée diabolique ; elle se condensa et se transforma en une nuée d’orage d’un bleu menaçant parcourue de paillettes et fendue par un éclair formidable. Et de la foudre s’envola une mouette noire aux ailes semblables à des épées ; la mouette, tout en volant, devint un aigle dont les yeux, apparemment, étaient deux étoiles ; l’aigle agrippa la nuit dans ses serres, ses rémiges crissèrent et il fut un dragon qui écrasa les ténèbres, noir comme un foyer brûlé, la gueule emplie de feu, de magma, un volcan. Les flammes baissèrent alors et un loup noir aux yeux rougeoyants devint un chien noir qui se dressa sur ses pattes arrière et devint le chien des chats, panthère et, après la panthère, un jaguar qui, à son tour, se dressa et arbora la taille mince et les hanches rondes d’une amphore, les seins gonflés d’une courtisane, un visage de femme d’une beauté sans égale, la bouche souriante et un océan de cheveux noirs. Elle aussi se transforma alors et chacun de ceux qui se tenait debout, agenouillé ou incliné devant cette force métamorphosante, contempla un être familier, sa femme, son frère, un voisin ou en enfant. La similitude était à ce point parfaite que quelques-uns parlèrent à l’apparition et, stupéfaits, l’appelèrent par le nom sous lequel ils la connaissaient. Mais cette forme disparut également.
Il prit alors devant eux sa forme masculine, à côté de laquelle, disait-on parfois, tous les autres hommes n’étaient qu’ombres d’une ombre, et toutes les femmes aussi, comme s’ils n’étaient que des statues inachevées et qu’il fût la seule création parfaite, mais, dans ce cas, qui aurait pu le créer ?
Ils le virent en tant que Seigneur. Seigneur des Ténèbres. Prince. Tel que le voyait son propre peuple.
La maille noire collée à son corps était parcourue de variations bleutées. Si cette armure était de maille et de métal, elle était aussi faite de velours. Sa cape n’était pas en tissu, mais une cascade de bijoux, noirs et du plus noir des verts, et aussi cuivrés, comme si elle avait été plongée dans un courant de métal fondu. Un collier d’un poids invraisemblable reposait sur sa poitrine, en plaques crâniennes de dragon, creusées de rubis et complexement enchâssées dans un pur argent démoniaque qui ressemblait à la perle mais était aussi dur que l’acier : l’œuvre des Drin, nul ne pouvait se méprendre. Ses bottes étaient en peau humaine, nul ne pouvait davantage se méprendre, des peaux teintes en noir, car même la chair saine et sombre des hommes noirs n’était, ou n’est, aussi noire que cela, et pour les démons le noir était une sorte de lumière. Ces bottes étaient également ornées d’argent repoussé, mais les scènes représentées dessus changeaient sans cesse, miroitant comme des serpents. Un vrai serpent était enroulé autour de son bras gauche, un cobra qui sifflait, capuchon levé. Son visage ressemblait à une ciselure fine placée parmi les tentures de chevelure noire à laquelle nulle autre n’était comparable. Son visage brûlait et aveuglait, comme les étoiles, et, comme elles, sans faire de mal. Son visage ne peut être décrit, de même que, de tout temps, il ne pourra être représenté. Dans la vérité absolue de sa forme, il était d’une telle beauté que la seule apparence de son visage aurait pu blesser, voire, comme pour Chuz, Prince La Folie, rendre fous ceux qui le contemplaient. (Le soleil n’était pas le seul à être capable de destruction.) Pourtant, il était prodigieux, d’un prodigieux qui dépassait tous les prodiges des hommes ou des femmes ou de tous les êtres terrestres.
Il avait aux doigts des bagues de jaspe, de jade et de jais. Ses yeux étaient des bijoux plus brillants et plus noirs que le soleil ou l’absence de soleil.
Grand, plein de vie, à couper le souffle, immobile, il dominait le moindre d’entre eux. Il était Ajrarn, que l’on appelait à juste titre et très insuffisamment le Magnifique.
Chacun éprouva une terreur qui n’était pas exactement de la terreur, un plaisir qui n’était pas totalement du plaisir. Chacun se recroquevilla. Chacun, à sa manière, lui rendit hommage. Mais l’hommage n’était pas précisément ce qu’il avait attendu d’eux. Il était par ailleurs trop tard pour cela.
Finalement, il eut un sourire. Son sourire était cruel et par là même empli d’une merveilleuse tendresse. En tant que Vazdru, c’était un artiste de la vengeance, un aristocrate dans ses modes d’ironie.
— Chacun peut me demander de réaliser un unique souhait, puisque je suis ici, leur dit-il.
— Seigneur, bégayèrent-ils, maître...
Ils avaient des doutes sur sa nature et, comme bien d’autres avant eux, décidèrent qu’il était un dieu. Ils s’aplatirent devant ses bottes en peau humaine. Et chacun chuchota un vœu très cher. Chaque vœu était différent, mais tous étaient malveillants ou, au mieux, égoïstes et irréfléchis. Les jeunes filles voulaient qu’il asservisse les hommes dont elles désiraient l’amour et les garçons voulaient que des filles viennent les rejoindre là où elles pourraient coucher avec eux, de leur plein gré ou non. D’autres, jeunes et vieux, exigeaient la chute ou l’infirmité de relations ou d’ennemis fortunés.
Certains demandèrent la richesse, d’autres le pouvoir et un très grand nombre demanda une vengeance. Même les enfants émirent de méchants souhaits. Certaines de leurs requêtes étaient les plus immondes qui fussent.
Dans toute cette foule, qui aurait pu demander dans plusieurs cas un renouveau d’énergie, de santé, de jeunesse, de capacité à aimer ceux qui les avaient aimés, ou d’assistance pour ceux qui les aimaient, nul ne se sentit poussé à rien demander de tel. Il avait fait bourgeonner en un instant leurs pires qualités, de même que le levain inspire le pain.
Les ayant entendus, il dit à chacun d’eux :
— Je vais remettre cette possibilité entre tes mains. Uses-en comme tu le désireras.
Ce qu’ils firent par la suite. Et, dans un miroir de Terre Inférieure, l’on peut présumer qu’il les regarda user de ces possibilités et forcer, asservir, utiliser soit un oreiller pour étouffer, soit une viande pour empoisonner, soit la confiance aveugle ou la malchance de quelqu’un. Mais cela était pour plus tard.
Les ayant réduits à la partie la plus vile d’eux-mêmes, il s’enveloppa dans sa cape de joyaux cuirassés et, au même moment, l’ensemble du ciel nocturne de l’étage s’enveloppa autour de lui ; tous deux se replièrent sur eux-mêmes pour disparaître et un néant noir engloutit les humains qui l’avaient vénéré.
Lorsqu’ils se relevèrent, ils se trouvaient à nouveau au camp, le camp à l’extérieur de Bhelsheved. Tout le monde supposa avoir rêvé être parti à la poursuite des voleurs Eshva, avoir foulé les lis, traversé la forêt d’arbres en verre, escaladé la fantomatique tour noire et rencontré un dieu des ténèbres et obtenu de lui un présent.
Seuls certains qui repartirent assez tôt constatèrent que le sable avait été dérangé au point qu’on eût dit qu’une armée s’était dirigée vers l’est pour revenir ensuite vers Bhelsheved. Ils se retinrent d’émettre des commentaires. La tour elle-même avait naturellement disparu avant que l’aube ne pût la faner.
Ce ne fut que plusieurs années plus tard, lorsque morts et mutilations eurent mûri parmi ce malheureux peuple, qu’ils durent admettre le rêve de cette nuit-là et, l’ayant comparé à celui de leur voisin, ils en furent glacés. À cette époque, leur religion s’était corrompue, leur foi n’était que comédie et, lorsqu’ils allaient à Bhelsheved, ce n’était que par habitude, par cupidité et uniquement pour prendre des vacances. Le fruit suave de la religion et de la foi avait suri, avait pourri. Le fruit suave n’était plus.
Il en était bien sûr une poignée qui ne rejoignit point la tour cette funeste nuit. Parmi ceux-ci se trouvait un jeune meurtrier que ses deux frères retrouvèrent plus tard pendu à un arbre des bosquets à l’aide d’un fouet. L’autre était une jeune fille à la chevelure fauve qui faisait tourner une épingle entre ses doigts et qui, plongée dans ses rêves d’un amant démoniaque, n’avait pas vu les démons qui avaient volé la Relique et ne s’était donc pas souciée de courir derrière les brigands. En troisième se trouvaient un philosophe et ses adeptes, qui étaient occupés à adorer les pierres.
Quant à la Relique elle-même, comme les trois gemmes sombres formées à partir du sang d’Ajrarn lorsque le fouet lui avait ouvert la main, elle restait cachée sous la robe du désert. Mais, à la différence des trois pierres précieuses, les éclats de la Relique ne devaient jamais être retrouvés.